top of page
  • Facebook
  • Twitter
  • Instagram

Chapitre 2 : Avancées et reculs de la démocratie

1. Tocqueville et la démocratie en Amérique​

 

Alexis de Tocqueville (1805-1859) est issu d’une vieille famille noble, descendant de Saint Louis par sa grand-mère paternelle, qui fût arrêtée sous la Terreur et certains membres guillotinés. C’est donc un « aristocrate vaincu et convaincu que son vainqueur à raison » comme le décrit Guizot. Témoin de la naissance d’un « monde tout nouveau », il ébauche une « science politique nouvelle », exposée dans son ouvrage « De la Démocratie en Amérique », rédigé entre 1835 et 1840. Cet ouvrage rassemble ses observations du fonctionnement de la démocratie américaine suite à un voyage aux Etats-Unis pour étudier le système carcéral de 1831 à 1832. Dans cet ouvrage, Tocqueville s’interroge sur le mode d’organisation des sociétés modernes fondées sur l’« égalité des conditions ».

Pour Tocqueville, la république américaine (1787) est un modèle de démocratie parfaite car elle réunit, dans un même régime, un gouvernement de la majorité légitimé par la souveraineté du peuple et l’application de l’égalité, de la liberté et de l’opinion publique : « le peuple nomme celui qui fait la loi et celui qui l’exécute ; lui-même forme le jury qui punit les infractions à la loi. […] [il] nomme directement ses représentants […], afin de les tenir plus complètement sous sa dépendance. C’est donc réellement le peuple qui dirige, et, quoique la forme du gouvernement soit représentative, il est évident que les opinions, les préjugés, les intérêts, et même les passions du peuple ne peuvent trouver d’obstacles durables qui les empêchent de se produire dans la direction journalière de la société » (DA, I, p. 193-194).

L’originalité de pensée de Tocqueville repose sur une analyse sociologique. Pour lui, les conditions sociales prédéterminent le régime politique. L’avènement des révolutions qui mettent fin à l’Ancien régime et aux privilèges aboutit à une égalité des conditions à donc à la naissance de l’individualisme. Tocqueville écrit dans son introduction de la DA « Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une génération ? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ? ». Ainsi, l’avènement de la démocratie est un processus historique inéluctable dont le moteur repose sur l’égalité. L’individualisme de Tocqueville est émancipateur. L’individu est alors libre de se déterminer et de s’affranchir de sa condition sociale et économique, liées à la naissance. Mais cette émancipation nécessite une liberté politique. C’est dans un régime démocratique que l’individu, le citoyen, exerce son indépendance de jugement et sa volonté de contribuer à la chose publique. 

Tocqueville expose dans son ouvrage les risques inhérents à la démocratie. Aux adversaires de la démocratie, il oppose un système politique qui diffère de l’anarchie, de la spoliation et de la guerre civile : le gouvernement des Etats-Unis maintient la paix sociale et l’ordre. Aux tenants de la liberté absolue, il met en garde sur les limites d’un tel système. La démocratie n’est viable qu’à « certaines conditions de lumières, de moralité privée, de croyances ». Ainsi, il exprime son doute sur la tyrannie de la majorité qui procède d’une égalisation des conditions et de la démocratisation des mœurs liées au développement des sociétés industrielles. Cette uniformisation du corps social renforce une volonté commune qui aboutit à des normes uniformes, issues de la majorité. C’est bien alors la volonté de la majorité qui s’impose à l’individu. La liberté peut donc entrainer une forme de servitude volontaire.  Les minorités subissent alors le pouvoir du collectif interprété comme une nouvelle forme de tyrannie. Ce danger est exacerbé par la centralisation politique. Le citoyen abandonne à l’Etat sa souveraineté en échange de la protection de sa liberté. Il se réfugie alors dans la sphère privée (Benjamin Constant).

Tocqueville préconise la décentralisation. Il observe que les citoyens états-uniens s’impliquent dans de nombreuses associations locales, religieuses ou politiques. L’engagement des citoyens à l’échelle de la communauté est un contre-poids au centralisme. Le citoyen réinvestit le champs politique et retrouve une démocratie participative. Il souligne aussi le rôle de la presse qui permet l’expression des voix des minorités sous la férule de la majorité. Cependant, toutes ses préconisations restent vaines si le citoyen n’est pas acteur de sa propre recherche de la liberté. Cette recherche repose donc sur l’engagement démocratique de l’individu qu’il nomme le civisme démocratique.

La pensée de Tocqueville est donc bien critique. Il constate, à regret, que la démocratisation de la société affaiblit le goût de la liberté. L’homogénéisation du corps social et sa crainte du déclassement, de la perte de ses acquis poussent les citoyens à à renoncer au pouvoir, dans les mains de l’Etat, au profit de la garantie du bonheur individuel.

tocqueville.jpeg

Texte d'appui : Le risque de la tyrannie en Amérique :

" Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ? […] Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? […] Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu’on l’appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, je dis : là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d’autres lois. […]

Supposez, au contraire, un corps législatif composé de telle manière qu’il représente la majorité, sans être nécessairement l’esclave de ses passions ; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre, et une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs ; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais il n’y aura presque plus de chances pour la tyrannie.

Je ne dis pas que dans le temps actuel on fasse en Amérique un fréquent usage de la tyrannie, je dis qu’on n’y découvre point de garantie contre elle."

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, partie 2, chap. 7, Paris, 1840.

Texte d'appui : La tyrannie douce et volontaire : 

 

"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? […]"

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, partie 2, Paris, 1840.

Questions : 

1) A l'aide du texte "Le risque de la tyrannie en Amérique" et de vos connaissances, expliquez le paradoxe entre liberté et tyrannie de la majorité.

2) A l'aide du texte "Le risque de la tyrannie en Amérique" et de vos connaissances, comment peut réduire le risque de la tyrannie de la majorité ?

3) A l'aide du texte "La tyrannie douce et volontaire" et de vos connaissances, quels mécanismes poussent le citoyen à abandonner le champs politique ?

bottom of page